Pablo Recourt : Flatanger, de la voile à la roue
- GrimpActu
- 10 juin
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Cet article est rédigé par : Pablo Recourt
Flatanger : entre mythe et réalité
Avez-vous déjà entendu parler de la grotte de Flatanger ? Vous savez, cette cathédrale de rochers surplombant les Fjords norvégiens dans laquelle Adam Ondra a fait naître le premier 9b+ de l’histoire de l’escalade avec Change. Un immense dévers fait d’un granite parfait, qui attire tous les plus gros grimpeurs du moment. Ces dernières années, elle a acquis une notoriété à coup de vidéos Youtube et de stories Instagram. C’est le spot de haut niveau à la mode, que tout le monde veut visiter. Ca se comprend : qui n’est pas tenté de faire son premier 8a dans un mur qui penche, avec vue sur la mer, en grimpant à côté des mégastar de l’escalade ? Seul petit bémol : la Norvège c’est loin et isolé. La plupart des grimpeurs s’y rendent en avion pour rentabiliser leurs 2 semaines de vacances. Pour moi, cette manière de consommer l’escalade n’a plus de sens aujourd’hui. Je suis parti découvrir d’autres imaginaires, bienvenue dans l’aventure.

Je m’appelle Pablo, je suis un grimpeur bruxellois de 27 ans, et depuis plusieurs années je m’applique à intégrer mon engagement écologique dans ma pratique de l’escalade. Même si j’ai construit ma vie autour de ce sport, j’aime me rappeler que tout ceci n’est qu’un grand jeu. Et qu’aucune forme du vivant, que ce soit les plantes, la faune, les écosystèmes, les autres humain·es ou la planète tout simplement, rien ne mérite d’être mis en péril au profit de notre plaisir personnel. Concrètement, il a été démontré que le plus gros impact environnemental d’un·e grimpeur·euse, c’est son déplacement. Une voiture jusqu’à Freyr, un van jusqu’en Catalogne, un avion jusqu’en Afrique du Sud. Mais donc voyager loin signifie-t-il un gros impact ? Pas spécialement, il suffit d’accepter qu’aller plus loin demande juste plus de temps. Et ça tombe bien car le temps, ça se prend.
Flatanger, là où les montagnes plongent dans la mer du Nord. Plus je pensais à aller me perdre là bas, plus ça faisait sens : pourquoi pas explorer une toute autre approche et y aller en bateau à voile ? Mes amis Stan et Emka, navigateur et navigatrice dans l’âme, ont un voilier de croisière et on s’est toujours dit qu’un jour on ferait une aventure ensemble. Je leur propose l’idée et on dirait que le destin nous a prémâché le travail : ils ont une expédition ski prévue au Cap Nord début du printemps (tout à fait normal me direz vous). Et Flatanger, c’est sur la route vers le nord ! Je propose aussi à mon amie Nolwen Berthier, grimpeuse française de renom et activiste écologiste, de rejoindre le projet. Je savais qu’elle serait séduite par l’idée et elle ne s’est pas beaucoup fait attendre. Et finalement, Simon, un réalisateur ami d’Emka s’embarque avec nous histoire de documenter cette aventure qui s’annonce grandiose !

Une aventure écoresponsable à la voile
Fin mars 2025, l’équipe est au complet sur le petit ponton du port de Dunkerque. Après de longs préparatifs, le bateau est prêt à lever l’ancre, plein à craquer de provisions, de matériel de ski, de grimpe, d’instruments de musique et d’un vélo. Un vélo ? Ah oui j’ai oublié de vous dire : j’ai prévu de rentrer de Flatanger à vélo. Quitte à être là bas, j’ai envie d'explorer les immensités sauvages et de parcourir les Fjords. Et le vélo, c’est la meilleure manière de prendre conscience des territoires qu’on traverse.
L’aventure commence par trois jours amarrés au port. La navigation c’est un grand jeu de patience où les conditions font les règles. On attend donc que le vent nous soit favorable et c’est pas plus mal comme ça. Ces quelques jours nous permettent de prendre nos marques sur le bateau, d’apprendre la théorie de navigation, et créer une dynamique d’équipe. Et puis il faut dire, habiter sur un bateau, même amarré au cœur d’une ville aussi charmante que Dunkerque, ça a déjà un goût de dépaysement. En tout cas, moi j’ai déjà l’impression d’avoir quitté ma vie d’avant.
Cap au nord : traversée vers la Norvège
31 mars 2025. Il est 16h, le soleil brille et un bon gros vent souffle de l’Est. Il est temps de prendre la mer, cap au Nord ! Après avoir étudié les zones cycloniques, le plan de navigation consiste à viser d’abord les Shetlands, des îles perdues tout au nord de l’Angleterre. À peine 2h après avoir levé l’ancre, on rentre dans une bulle spatio-temporelle. Sur le bateau, le monde extérieur n’existe pas. Pas de réseau, pas d’internet, pas de contact avec ce qui se passe au-delà de cette immensité bleue qui nous entoure à perte de vue. Plus rien n’a d’importance à part ce qui se passe ici, maintenant, avec les gens à bord. On vit au fil du vent. Les heures n’ont plus trop d’importance ici, mis à part pour dicter qui veille quand sur notre cap, qu’on soit de jour ou de nuit. Les règles ne sont plus dictées par le temps. Seulement par les éléments, et nos besoins. Et ça a quelque chose de très apaisant. Manger quand on a faim, faire une sieste quand on a sommeil, prendre du temps pour soi quand on a envie d’être seul, rigoler quand on a envie d’être ensemble. La vie simplement.

La traversée est rythmée par des séances de TRX sur le pont, des sessions musicales, des goûters plusieurs fois par jour, et de la lecture au soleil. Le temps passe vite lentement. Quatre jours et quatre nuits plus tard, alors que les nuages se lèvent en même temps que le soleil à l’horizon, des immenses masses rocheuses apparaissent au loin. Les Shetlands. Des îles isolées au milieu de l’océan, très peu habitées, où rien ne pousse à part des nids d’oiseaux marins. On y trouve une douche chaude, un fish and chips et une session live de musique irlandaise. On y fait escale d’une journée, histoire de se promener dans ces paysages captivants, mélange entre l’Islande et les Caraïbes. Après une dernière séance de poutre sur le port, il est déjà temps de reprendre la mer pour piquer à l’est. Objectif rejoindre la côte Norvégienne rapidement avant un gros coup de vent prévu dans trois jours.
Cette deuxième traversée se fait sans trop d’embuche. Les températures dégringolent jour après jour et les paysages sont rythmés par ces immenses plateformes pétrolières tout droit sorties d’un film apocalyptique. Elles crachent des flammes ou de la fumée noire en surplombant la mer telles de hautes forteresses. Un bateau de sécurité veille autour d’elles et n’hésite pas à venir à notre rencontre si on s’approche un peu trop. On ne rigole pas avec l’or noir. C’est sans mentionner les dizaines et dizaines de cargos qui traversent notre route à toute allure, avec leurs millions de tonnes de marchandise. Bientôt les plateformes laissent un peu de place aussi à une autre industrie; celle du saumon. Des immenses bassins au milieu de l’océan, véritable usine à chair où tout est ultra optimisé pour que ce joli filet rose arrive dans votre assiette. Rien de tel pour se confronter à la domination malsaine du sapiens. Après avoir traversé cette charmante mer du nord, on aperçoit enfin les côtes norvégiennes. Des montagnes surgissant de l’eau. L’océan, la roche, et les sommets enneigés au loin. Une bouffée de beauté qui nous rappelle pourquoi on est venu ici. La nature.

Découvrir Flatanger autrement
Le vent le long des côtes norvégiennes est connu pour être capricieux, et on y navigue comme si c’était un grand cache-cache dans les Fjords. Quand le vent est favorable on prend la mer, quand il est trop fort on se réfugie dans les terres. On remonte ainsi la côte durant plusieurs jours, rythmé par les courtes escales. Plus on remonte au nord, plus les paysages sont sauvages et escarpés. Ça a quelque chose de magique de longer la côte. De l’observer, de l’admirer en attendant d’y apercevoir notre destination : cette immense grotte de granite qui surplombe la mer. Au bout de 14 jours de voyage, dont 9 de navigation, la voilà enfin. Euphorie et yeux écarquillés.
En venant ici avec Nolwen, on avait envie de raconter une histoire différente. Approcher différemment ce site à renommée internationale par notre déplacement, mais aussi par la manière d’y grimper. Savez-vous que Flatanger n’est pas le nom d’une grotte, ni même du village (qui n’existe pas) d’à côté, mais de la commune tout entière ? C’est une région d’escalade toute entière, avec des dizaines de sites au granite parfait. Des couennes, des blocs, des grandes voies. Bien sûr que vous ne le saviez pas, et nous non plus car personne n’en parle. Les grimpeur·euses traversent le monde pour s’agglutiner dans cette grotte (qui est incroyable certes) sans prendre la peine de découvrir les pépites qui se cachent 2km plus loin. Sous les bons conseils de Thilo, ancien compétiteur international qui s’est installé là bas, on s’est donc régalé à explorer les différents sites de la région. Du rocher parfait rien que pour nous ! Quel plaisir d’ajouter un goût d’aventure à notre escalade en grimpant dans des sites (presque) inconnus. En voici quelques-uns, si jamais vous passez par là, qu’il ne faut pas rater : Vingsand (bloc), Glasøyfjellet (bloc et voies), Seawall (grandes voies au-dessus de l’eau).

Vous l’aurez sans doute compris dans la subtilité de mon introduction d’article, Hanshelleren Cave, la grotte de Flatanger est victime de son succès. Je ne vais pas vous mentir, grimper là bas, c’est incroyable. L’effort y est chouette avec ses longues voies aux bonnes préhensions dans du gros dévers, similaire à ce qu’on retrouve en salle. Le rocher est d’une beauté pure, comme j’en avais rarement vu auparavant. Des formes sorties de la plus belle des imaginations, des veines colorées, des surprises. Et la vue sur les fjords que tu peux admirer quand tu te reposes dans les voies. Quand on est arrivés sur place, on était en gros les premiers grimpeurs de la saison (ici on grimpe principalement en été). Après l’émerveillement, j’ai vite ressenti de la tristesse. La grotte ressemble à un champ de bataille, comme si elle avait été abandonnée du jour au lendemain à la fin de l’été passé.
Malheureusement, en parler en masse sur internet attire (notamment) un public qui n’est pas forcément éduqué à grimper en extérieur. Les bons gestes pour limiter son impact ne sont pas aussi fréquents qu’il faudrait et ça se ressent : la grotte est tartinée de magnésie et de tick-marks, des déchets se cachent dans la moindre cavité, des tampons dans les fissures pour absorber l'humidité (??), les dégaines en places sont vieilles et parfois extrêmement dangereuses, les sentiers sont érodés au possible.
J’aime croire qu’il y a des solutions à ce problème d’affluence, qui s’observe à peu près dans tous les grands sites naturels. Je pense que les grimpeur.euses ne sont pas négligeant·es mais que le fond du problème réside dans un manque de prise de conscience. En parler, éduquer et sensibiliser sont pour moi les clefs. Voici quelques petites choses à garder en tête : brosser ses voies en redescendant, ramasser les déchets (même si ce n’est pas à moi), rester discrets et respectueux quant à la faune et la flore en restant sur les sentiers. En trois mots : leave no trace. Ne pas laisser de trace de son passage. Si tout le monde fait attention à ça, on laisse le temps et l’espace à la nature de se régénérer et tout le monde s’y retrouve.

Retour à vélo : 3500 km de solitude et de beauté
Après trois semaines sur place à se régaler les doigts sur du joli granite, à observer les élans, à explorer les Fjords avoisinants, et à admirer les aurores boréales des nuits durant, il est temps pour nous de dire au revoir à Flatanger. Mais le voyage n’est pas fini, car le retour est simplement la troisième étape de cette aventure. Alors que Stan et Emka repartent vers le nord, Simon vers la Finlande pour filmer des écureuils volants, et que Nolwen entame son retour vers la France en train, j’enfourche mon vélo pour traverser la Scandinavie. Direction Freyr, 3500km et 30.000 D+. J’ai décidé de faire ce retour en mode ultra distance. Cette discipline du cyclisme consiste à partir très léger, rouler vite et beaucoup. Pour les amoureux des chiffres, mon vélo pèse 18 kg tout équipé et j’ai prévu 15 jours de voyage, soit 230 km/j. Ca peut paraître barbare comme approche, mais à ce moment là j’ai juste envie de rouler rouler rouler à travers des paysages, d’être seul des heures durant pour vivre mes émotions pleinement et sans contrainte, et de me remplir de magnifiques paysages jusqu’à n’en plus pouvoir.
Et je n’ai pas été déçu. Je suis submergé par la beauté diverse de la Norvège. Je longe d’abord la côte jusqu’à Bergen, passant de fjord en fjord. Ils sont tous différents et authentiques. C’est une surprise à chaque fois que je passe un col ou un virage qui donne sur une nouvelle vallée. J’observe les rochers, la végétation, les animaux, et le climat changer jour après jour. La météo est vraiment rude les premiers jours. Il pleut de l’eau glaciale à longueur de journée, et je ne peux pas vraiment m’arrêter si je ne veux pas risquer l’hypothermie. Les nuits sont frugales. J’ai simplement un sac de couchage et un matelas avec moi, et je dors là où je peux. C’est dur mentalement mais ça va mieux jour après jour. Les températures remontent, le soleil apparaît de plus en plus souvent, les papillons et les insectes se font de moins en moins rare. Je passe d’une fin d'hiver au printemps fleuri, puis à l’été. Après avoir traversé les montagnes enneigées entre Bergen et Oslo, c’est définitivement l’été. J’ai traversé la partie dure du voyage. Je m’arrête deux jours à Böhuslan en Suède pour faire du trad sur du rocher parfait. Une belle découverte bonus. À partir de là ce n’est qu’une longue promenade à travers les champs. La Suède, Copenhague, le Danemark, l’Allemagne. Mon corps s’est habitué à l’effort et je peux avaler 250, 300km par jour sans trop de soucis. Une amie me rejoint pour le dernier push : Brême - Freyr d’une traite; soit 500 km en 34h avec quelques siestes de 1h par ci par là. C’est un beau délire. Tout cela n’est qu’un grand jeu et y jouer me rend heureux.

Après l’aventure, la redescente
“ Durant ces derniers 15 j d'ultradistance à travers la Scandinavie, je suis balloté entre ups and downs émotionnels. Littéralement shooté à l'adrénaline et aux endorphines. Les petites nuits offrent tout juste assez de repos pour faire récupérer mon corps. Mon esprit lui reste constamment dans le mouvement et l'effort, alerte. Une fatigue nerveuse profonde s'installe mais hors de question de lui laisser de l'espace, il faut continuer à avancer. Quand j’arrive et Belgique et que finalement ça s'arrête, que le combat mental se termine, tout s'écroule. La redescente commence. A priori mon corps va bien (je ne comprends pas trop comment c'est possible), mais émotionnellement je me sens très fragile. À fleur de peau. Un rien me brusque, et tout me fait monter les larmes aux yeux. Je n'ai plus aucune capacité d'adaptation. Ce que je perçois me paraît violent. Le mouvement, les bruits, les odeurs. Je me sens seul mais être entouré de monde est épuisant. Tristesse. J'ai envie de voir mes amis mais prendre des décisions et organiser des choses me paraît insurmontable. Lassitude. J'aimerai juste pouvoir me blottir dans un cocon de présence humaine, sans avoir à interagir. Douceur et bienveillance. “
C’est ce que j’écris quelques jours après être rentré. C’est important de parler aussi de ce genre de choses. Une aventure n’est jamais entièrement ensoleillée, ni noire ni blanche. Il y a des peurs, des déceptions, des imprévus. Il y a des moments de pur bonheur, des rencontres, des surprises. Il y a tout ce que l’on apprend sur le monde en allant un peu plus loin, mais il y a surtout tout ce que l’on apprend sur soi en créant l’espace pour les vivre pleinement et les partager. Et c’est pour ça que j’aime partir à l’aventure, ici ou là bas. C’est pour pouvoir les vivre : les émotions.
Pablo Recourt

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