En escalade, certains sujets demeurent souvent sous-explorés, malgré leur importance cruciale. De l'égalité des genres à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS), les actions et les prises de parole sont essentielles pour faire avancer les mentalités et construire un environnement plus inclusif et respectueux. Sophie Berthe, figure engagée de la scène de l'escalade, nous livre son point de vue sur ces enjeux à travers une série de réflexions et d'initiatives qu'elle mène avec passion. De l'initiative #BalanceTonGrimpeur à l’action "Vos mains sur nos corps", découvrez les actions concrètes pour un avenir plus égalitaire dans le milieu de l’escalade.

Sophie Berthe, une grimpeuse engagée
Salut Sophie, peux-tu te présenter pour ceux qui ne te connaissent pas ? Qui es-tu, d’où viens-tu et comment es-tu arrivée dans le monde de l’escalade ?
Je suis Sophie Berthe, j’ai 26 ans et j’habite à Fontainebleau avec ma chienne Suki et mon copain Loïc Derby ! Je suis belge et j’évolue dans le milieu de l’escalade depuis l’enfance. Mon père possède une salle d’escalade en Belgique, et ça a clairement eu un grand impact sur mon identité, même si j’ai arrêté l’escalade pendant de longues périodes de ma vie. Aujourd’hui, je grimpe surtout pour le plaisir, en forêt avec mes ami·e·s.
L’escalade est souvent perçue comme un sport de liberté et de dépassement de soi. Mais toi, tu en as aussi fait un espace de lutte et d’engagement. À quel moment as-tu pris conscience que ce sport avait besoin d’évoluer sur certaines questions de société ?
J’ai repris sérieusement l’escalade à la fac, avec de nouvelles personnes (hors cadre familial). Même si je les connaissais déjà, j’ai eu à ce moment-là un rappel de toutes les valeurs positives que l’on attribue souvent à l’escalade. Pourtant, celles-ci ne correspondaient pas forcément à ce que j’avais observé tout au long de ma vie de grimpeuse.
Alors qu’on me rabâche une pseudo-égalité des genres, je ne peux pas vivre pleinement ma pratique : je n’ai pas accès à l’espace comme les hommes cis, on ne me fait pas toujours confiance sur les manips de cordes alors que je les connais bien, on me donne sans cesse des conseils non sollicités, et dans une salle d’escalade ou en trip de grimpe, l’expert de choix est toujours l’homme du groupe (peu importe son niveau).
Alors qu’on me rabâche que les grimpeur·euse·s sont des gens proches de la nature et écolos, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui prennent l’avion plusieurs fois par an pour “vivre leur passion à fond”. Alors qu’on me rabâche une grande ouverture d’esprit, l’escalade reste un sport accessible qu’aux plus privilégiés d’entre nous. Peut-on également parler de l’entre-soi blanc qui existe dans ce milieu ?
Oui, l’escalade est un mode de vie, mais à quel prix ? C’est en partant de ce constat, qui me déprimait un peu, que j’ai voulu me battre pour de nouveaux narratifs. En devenant activiste dans ce milieu, j’ai réussi à élever ma voix et celles des autres, et c’est ce qui me permet aujourd’hui de vivre ma pratique sereinement.
"Ceci est un torse" et l’égalité de genre en escalade

L’escalade a longtemps été perçue comme un domaine masculin, où les femmes étaient souvent reléguées à une position de spectatrice. Cependant, de plus en plus de femmes s’impliquent, prennent la parole, et revendiquent une égalité réelle sur les murs d’escalade. Sophie Berthe, par son engagement, a cherché à bousculer cette vision en mettant en place des initiatives comme "Ceci est un torse", une action symbolique qui invite à déconstruire les stéréotypes de genre et à rétablir un équilibre dans la pratique de l’escalade. À travers ses mots, elle nous pousse à repenser la place de chacun, qu'importe son genre, dans ce sport exigeant.
Peux-tu revenir sur l’action “Ceci est un torse” ? Comment est née cette idée et quel message voulais-tu faire passer ?
Le torse nu fait partie de la culture escalade. Par exemple, les grimpeurs posent régulièrement sur leur compte Instagram sans t-shirt, et cela est tout à fait accepté. Quand on leur demande « pourquoi ? », ils répondent : « parce que c’est plus confortable ». Mais si c’était vraiment le cas, pourquoi cette pratique semble-t-elle réservée aux hommes cis ? Quand on pose vraiment la question de la performance, les personnes sexisées ne devraient-elles pas avoir, elles aussi, le droit de se mettre torse nu ?
En réalité, le torse nu chez les grimpeurs n’est pas qu’une question de confort. C’est aussi un moyen d’asseoir sa virilité et de s'affirmer dans la masculinité hégémonique. Les personnes sexisées, quant à elles, ne peuvent pas se mettre torse nu sous peine d’être hypersexualisées, voire agressées. Même quand elles grimpent en brassière – souvent inconfortable –, elles sont parfois traitées “d’allumeuse” ou de “salope”.
En bref, il y a un double standard clair qui s’inscrit dans un système d’oppression patriarcale, contre lequel il est urgent de lutter.
C’est pour ça que j’ai lancé l’action “Ceci est un torse” : pour questionner et, pourquoi pas, remettre en cause ce double standard.
Ceci est un torse a mené à des discussions sur la réglementation dans les salles d’escalade. Quelles seraient, selon toi, les mesures idéales pour garantir une vraie égalité sans imposer de restrictions injustes ?
Si l’on veut changer les règlements intérieurs par rapport au torse nu dans les salles d’escalade, la première question à se poser est : “qu’est-ce qui est vraiment injuste ?”. L’injustice ne réside-t-elle pas plutôt dans les violences sexistes et sexuelles que les personnes sexisées risquent de vivre si elles se mettent torse nu ?
Si une salle d’escalade décide d’autoriser le torse nu pour toustes, elle doit être capable de créer un espace sécuritaire et d’offrir des formations sur la question du genre à ses équipes afin que chacun·e puisse réagir de façon appropriée en cas d’agression ou de comportement sexiste.
Dans ce cadre, une responsabilité individuelle se pose aussi. Si un homme cis veut se mettre torse nu, il est important qu’il se pose quelques questions :
“Est-ce que je le fais réellement par confort (chaleur), ou est-ce que je le fais pour m’intégrer au groupe social des hommes ?”
“Y a-t-il autour de moi une personne qui pourrait percevoir mon comportement comme oppressant ?”
“Est-ce que j’ai vraiment besoin de me mettre torse nu dans cet espace ?”
“Est-ce que j’ai demandé à mes partenaires de grimpe / aux personnes sexisées qui m’entourent si cela ne les dérangeait pas ?”
Si, au final, le cadre offre la possibilité de laisser tomber le t-shirt, n’hésitez pas à le remettre dès que vous n’en avez, a priori, plus besoin, c'est-à-dire quand vous ne grimpez plus.
J’aimerais rappeler également que dans notre système patriarcal, les hommes cis profitent de nombreux privilèges. Se mettre torse nu en est un. Si l’on veut une vraie inclusivité dans nos espaces, il est évident qu’il faille laisser tomber certains de ces privilèges pour que les autres puissent en avoir. Dans cette optique, arrêter de se mettre torse nu ne serait-il pas un petit pas, facile à mettre en place, pour améliorer les rapports sociaux dans la communauté ?
En conclusion, je ne suis pas forcément contre le torse nu en salle (et en extérieur). Pour autant, si la pratique est autorisée, elle doit s’accompagner de nombreuses conditions. S’il n’est pas possible de réunir ces conditions, l’interdiction est peut-être la meilleure solution. Que cette interdiction soit temporaire ou définitive dépend seulement des grimpeur·euse·s et de leur motivation à se battre pour un milieu sportif plus inclusif !
#BalanceTonGrimpeur et la lutte contre les VSS en escalade

#BalanceTonGrimpeur a fait naître une vague de témoignages et de prises de conscience. La lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le milieu de l’escalade est un enjeu fondamental. Ce mouvement a permis de donner une voix aux victimes, mais aussi de responsabiliser l’ensemble de la communauté grimpeuse. À travers ce hashtag, Sophie Berthe nous explique comment il est crucial de créer des espaces sécurisés, non seulement pour les femmes, mais aussi pour toutes les personnes vulnérables face aux agressions. Ce combat nécessite un changement de mentalité, de pratique, et d’éducation, et il est nécessaire de continuer à mener cette lutte, tant sur les murs que dans la société en général.
Il y a un an, tu as lancé #BalanceTonGrimpeur, un appel à témoignages de VSS dans le milieu de l’escalade. Tu en as reçu plus de 50. Comment as-tu vécu ce déferlement de récits ?
L’idée de #BalanceTonGrimpeur est née d’une intuition, mais aussi de ce que je voyais et entendais dans le milieu. Le but de cet appel à témoignages était de faire un état des lieux de ces violences et d’en parler : comment peut-on travailler efficacement contre les violences si on n’en parle même pas ? Il y avait une vraie omerta dans le milieu, qui venait notamment des valeurs positives que l’on attribue à l’escalade : parler de ces violences alors qu’on se croit être de bonnes personnes, ça fait tache.
Je savais (je me doutais) que je recevrais de nombreux témoignages. Je m’y étais préparée et j’étais, à ce moment-là, armée pour les recevoir. Pour autant, c’était assez dur de lire tous ces témoignages, mais heureusement, je voyais un résultat positif direct, ce qui me permettait de garder la tête hors de l’eau.
Quels types de violences et de comportements problématiques reviennent le plus souvent dans les témoignages que tu reçois ?
J’ai reçu tous types de témoignages, et j’ai pu observer un véritable continuum dans les violences, que ce soit par leur spécificité (ex. mansplaining, harcèlement verbal/psychologique, agression sexuelle, viol) ou par leurs conséquences sur les victimes et leur ressenti (ex. impact psychologique et/ou physique, retrait de l’espace social, solitude due à l’omerta dans le milieu). Ces violences s’adaptent au cadre de l’escalade, un sport où le contact physique peut être présent. Ces observations étaient attendues dans le cadre de l’appel à témoignages.
De nombreuses violences semblent naître d’une relation de domination, où l’auteur de la violence profite de son statut social pour asseoir son ascendance sur la victime (ex. relation entraîneur/entraîné, position sociale élevée dans la salle ou le cadre sportif, comme les ouvreurs ou moniteurs, relation avec une grande différence d’âge, etc.).
Un dernier point important à relever est le genre des personnes qui m’ont envoyé leur témoignage. Parmi tous ceux reçus et analysés, seulement trois provenaient d’hommes cis. En revanche, la totalité des auteurs de violences décrits étaient des hommes.
Quelles mesures immédiates les structures d’escalade devraient-elles mettre en place pour protéger les victimes et prévenir ces violences ?
De nombreux témoignages ont montré que les systèmes institutionnels avaient effectivement leur part de responsabilité dans les VSS (ex. violences dans le cadre compétitif, non-inclusivité des espaces).
Comme dit auparavant, il est tout d’abord essentiel que les équipes des salles d’escalade, et plus largement les équipes au sein des fédérations, soient formées à la gestion des VSS et aux questions de genre. Ensuite, il est crucial que les structures abordent ouvertement la question des violences. On ne peut décemment plus accepter de vivre dans l’omerta.
Cela peut passer par des campagnes de communication, l’organisation de groupes de parole, de conférences ou de tables rondes. Pour que tout cela fonctionne, il faut évidemment que les structures d’escalade acceptent d'investir financièrement dans la prévention des violences.
Comment les grimpeurs et grimpeuses peuvent-ils/elles agir à leur échelle pour lutter contre ces violences dans les salles et en extérieur ?
Voici quelques actions concrètes à mettre en place :
Écouter les personnes concernées : attention, elles ne doivent pas non plus vous éduquer. Il existe de nombreuses ressources, comme des podcasts, vidéos, livres ou bandes dessinées, qui présentent de manière très intelligente le problème du système patriarcal.
Agir lorsque nous sommes témoins de violences sexistes ou sexuelles, en fonction des ressources que nous avons à notre disposition. (Ex. : si l’on est une personne sexisée, il peut sembler difficile d’agir directement lorsqu’on est témoin d’une violence dans l’espace public. Cependant, dans une salle d’escalade, si les équipes sont formées, nous pouvons leur signaler le problème.)
Ouvrir le débat et la discussion sur les questions de genre.
Se remettre en question : il n’y a pas les méchant·e·s d’un côté et les gentil·le·s de l’autre. Les violences sont systémiques et, de ce fait, nous sommes toustes concerné·e·s par le sujet. La remise en question va au-delà de la simple constatation. Il est important de faire un travail sur soi (ex. travail thérapeutique) pour mieux vivre en société.
L’action ”Vos mains sur nos corps” au salon de l’escalade

L’initiative “Vos mains sur nos corps” est un exemple frappant de l’engagement de Sophie pour la protection des personnes contre les violences. Lors du salon de l’escalade, cette action a permis de sensibiliser les pratiquants à l'importance du consentement et du respect des limites de chacun. Ce type d’action est essentiel pour démystifier les tabous autour de ces problématiques et engager des discussions constructives dans l’univers de l’escalade.
Peux-tu nous expliquer en détail l’action que tu as menée au Salon de l’Escalade ? Comment s’est-elle déroulée et quel message voulais-tu faire passer ?
Cette action est née suite à Balance ton grimpeur. Je voulais mener une action forte et symbolique, hors des réseaux sociaux, pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de l’escalade.
J’ai été invitée au Salon de l’Escalade pour participer à une conférence sur le féminisme dans ce milieu, aux côtés de Caroline Ciavaldini et Aurélia Mardon. Peu de temps après avoir accepté cette invitation, je me suis rappelé ce qu’un salon représentait vraiment. Un salon, c’est un lieu où l’on se vend, où l’on vend, où l’on achète. Autrement dit, c’est le temple du capitalisme. Je savais déjà que l’escalade était un milieu capitaliste, mais quand cette réalité s’est pleinement matérialisée dans mon esprit, j’ai paniqué : “Est-ce que je vais vraiment y aller ?” Finalement, je me suis dit que c’était l’occasion de secouer un peu ce salon. C’est là que l’idée de l’action a germé.
Je savais qu’il y aurait du passage et que j’avais l’opportunité de mener une action percutante. Alors, je me suis habillée en noir, avec des mains blanches peintes sur mon corps, représentant celles des mains pleines de magnésies. L’idée principale était bien évidemment de rappeler que ce milieu n’était pas épargné et qu’il n’est pas aussi “safe” et bienveillant que beaucoup veulent le croire.
Je suis restée une heure, immobile au milieu d’une allée. Cette action, je l’ai incarnée de tout mon corps. Comme je l’ai écrit sur mon post Instagram :
“Pour moi, l’immobilisme n’a duré qu’une heure. Je n’ai perdu ma voix qu’une heure. Je n’ai été vulnérable qu’une heure. Pour les victimes de VSS, tout cela ne dure pas qu’une heure : la douleur reste pour la vie.”
J’avais très envie d’apporter des éléments symboliques (les mains, l’immobilisme) pour porter le message de l’affiche, qui constituait un résumé global de Balance Ton Grimpeur. Je voulais aussi que l’action s’adresse aux hommes cis, potentiels auteurs de VSS. Comme je l’ai mentionné plus haut, les VSS s’inscrivent dans un continuum. Cela signifie que nous sommes toustes concerné·e·s par ces questions et qu’il est urgent de repenser nos comportements et d’agir ensemble.
Les réactions ont été multiples : de nombreuses personnes m’ont totalement ignorée (m’ont-elles seulement vue ?), d’autres affirmaient ne pas se sentir concernées (des ami·e·s distribuaient des flyers explicatifs pour soutenir l’action et engager la discussion avec elles/eux). J’ai croisé le regard de nombreux·ses visiteur·euse·s. Et heureusement, j’y ai vu beaucoup de “merci” et de reconnaissance.
Quel message voudrais-tu faire passer à celles et ceux qui hésitent encore à parler ou à s’engager ?
Je crois vraiment au pouvoir de l’action et de l’engagement pour porter des messages forts, comme le féminisme, l’écologie, la lutte antiraciste, et plus largement, la lutte contre le fascisme. Lecteur, lectrice, si vous croyez fermement aux valeurs positives que l’on peut octroyer à l’escalade, je vous invite à rejoindre la lutte pour écrire de nouvelles histoires !

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