Du jeudi 9 au lundi 13 février 2023, trois alpinistes – Charles Dubouloz, Symon Welfringer, et Clovis Paulin – ont inscrit leur nom dans l’histoire des Grandes Jorasses en réalisant la première répétition hivernale et en libre de la Directissime de la Pointe Walker, une ligne mythique ouverte en 1986 par Patrick Gabarrou et Hervé Bouvard. Alors que la face nord des Jorasses, glaciale et impitoyable, semblait imprenable, les trois alpinistes ont repoussé les limites de l’engagement, défiant le froid extrême et les conditions inhospitalières pour gravir ce sommet légendaire.
Une brise glaciale fouette les visages, mordant la peau jusqu'à l'os. Devant eux, l’immense face nord des Grandes Jorasses se dresse comme une forteresse inviolable, ses parois glacées scintillant sous une lumière grise et froide. Les trois aventuriers ajustent leurs crampons et resserrent leurs baudriers. Les premiers pas sur la glace craquent sous leurs poids, chaque mouvement les propulsant dans un voyage d’équilibre, de force et de volonté pure.
Une préparation millimétrée
En plein mois de février, les Alpes dévoilent leur austérité hivernale. Entre -10 °C et -25 °C, le froid est omniprésent. Charles Dubouloz est un habitué des Grandes Jorasses, souvent préférant bivouaquer sur leurs parois plutôt que de dormir dans son lit. L'équipe consulte Patrick Gabarrou, l’ouvreur de la voie en 1986, pour recueillir chaque détail pertinent sur le parcours. Cet entretien marque un passage de témoin entre générations d’alpinistes.
"Cette ligne pourtant assez évidente est longtemps restée dans l'oubli et correspond exactement à l'aventure que nous cherchons à vivre ensemble. Patrick se prend au jeu et nous accompagne avec passion au pied de la face, un moment exceptionnel de partager avec l'ouvreur le tracé de la ligne ainsi que certaines de nos interrogations."
Chaque membre de l'équipe apporte une compétence unique : Symon Welfringer, est connu pour ses prouesses techniques, notamment ses ascensions de voies cotées 9a. Clovis Paulin, quant à lui, a troqué la highline pour l'alpinisme, une discipline qui semble lui convenir parfaitement. Tous trois partagent un objectif commun : tracer une ligne droite et élégante à travers cette paroi mythique, en respectant les valeurs de l’alpinisme minimaliste.
Entre glace et roche
Dès les premières longueurs, le vent gifle les grimpeurs et le froid tente de figer leurs gestes. Pour Clovis Paulin, pour qui c'est la première voie dans cette "congélation" naturelle, est impressionné par la beauté et la difficulté brute des lieux. Ensemble, ils avancent avec une méthode mixte, alternant crampons et piolets sur la glace, puis chaussons d'escalade sur les parois rocheuses lorsque les conditions l'exigent.
Pour augmenter les chances de réussite, ils suivent les principes minimalistes des ouvreurs de 1986 : laisser le moins de traces possible et relever le défi de l'escalade libre, sans utiliser les protections pour progresser. Ce style d'escalade exige un niveau de maîtrise extrême, mais aussi une profonde connaissance de la montagne et de ses caprices.
"L'escalade de la première longueur nous remet vite dans le bain de la concentration : 10m en chaussons avec des pas sur réglettes teigneux suivis de 20m de mixte complexe, pour moi cette longueur est vraiment à l’image de la voie : au baudard t’as une panoplie énorme de matos et tu vas te servir de tout, même au sein de la même longueur. Suivent cinq jours journées de recherche d'itinéraire, d'engagement, de décisions, de doutes, pas mal de doutes"
Les heures défilent dans un mélange de tension et de concentration. Les mouvements sont précis, presque chorégraphiés. Chaque geste, qu'il s'agisse de planter un piolet ou de poser un crampon sur un micro-graton, est mesuré pour économiser les forces et éviter les erreurs.
"Etant donné l'absence de matériel tout au long de l'itinéraire (hormis un spit caché quelque part), nous ne sommes jamais certain d'être sur l'itinéraire exact mais tentons de s'en rapprocher au maximum et nous nous laissons aussi porter par notre instinct. Ouverte en plein été, la voie est forcément différente avec les conditions hivernales actuelles. Malgré tout, nous réussissons à passer les difficultés les unes après les autres, le vrai crux survient au troisième jour dans le fameux bastion très raide"
Le point culminant
Début de solution. Symon se lance sur le granite lisse et progresse de protection en protection, cherchant à sécuriser au mieux dans le rocher compact, sans fissure logique. Relais plein gaz. L’engagement monte d’un cran.
« Là le vent se lève, Symon a les chaussons depuis trois ou quatre heures, il remet de la peuf sur les doigts, ce qui signifie chez lui qu’il va envoyer ! On se dit qu’il faut sortir. Symon tente à gauche sous un toit et paf, il se rétablit, s’explose la main en pitonnant et casse le marteau du piolet tellement il tape comme un sourd. Puis il nous dit que ça va le faire. Et là, il part dans la dalle, trouve un bac pour protéger et sort la longueur. »
À mesure qu'ils gravissent les mètres, une harmonie silencieuse s’installe entre eux et leur environnement, comme si la montagne les acceptait en son sein.
Le sommet
Quand les grimpeurs atteignent enfin le sommet, la fatigue laisse place à une euphorie silencieuse. Le souffle court, ils contemplent les sommets environnants, baignés dans une lumière hivernale dorée. Les Alpes, d’une austérité imposante, semblent soudain apaisées sous leurs regards. Chaque membre de l'équipe ressent un profond respect pour ce défi qu'ils viennent de relever ensemble.
Leur aventure, bien qu’ancrée dans l’instant, marque une étape essentielle dans leur cheminement. Pour Charles, ce sommet renforce son lien indéfectible avec les Grandes Jorasses. Pour Symon et Clovis, c'est une preuve éclatante de ce que leur génération peut accomplir en honorant les traditions tout en repoussant les limites.
"Quand on est là-haut, il n’y a plus que nous, la montagne, et la neige. C’est presque une sorte de méditation."
Cette ascension, fidèle à l’esprit des pionniers d'hier, est une preuve que l’alpinisme reste un art de la persévérance et du respect. Ce n'est pas la finalité pour eux mais une étape, une énergie nouvelle pour conquérir d'autres sommets, avec cette même passion qui les a guidés jusqu’ici.
Retrouvez la vidéo complète ici :
💭 : Symon Welfringer
📸 : Mathis Dumas
📝 : Théo de GrimpActu.