Le Dawn Wall, ce mur mythique du Yosemite, vient d’être conquis par Sébastien Berthe après une ascension d’une intensité extrême. Deux semaines suspendu dans le vide, les doigts en sang, le corps poussé à ses limites… Un combat acharné qu’il a mené jusqu’au sommet, accompagné de Soline Kentzel, dans un ultime effort pour devancer l’orage. Mais au-delà de la performance, cette ascension a une signification bien plus profonde pour le grimpeur belge : il la dédie à la lutte antifasciste.
Pour lui, l’escalade n’est pas qu’un simple défi sportif, elle est aussi un espace d’engagement et de prise de parole. Alors que le monde de l’escalade peut sembler éloigné des réalités sociales et politiques, il refuse de détourner le regard. À travers son exploit, il veut rappeler l’urgence de s’opposer aux dérives autoritaires et aux discriminations systémiques qui gangrènent l’Europe et les États-Unis. « Le silence est complice, la résistance est un devoir », affirme-t-il, appelant à une mobilisation active contre la montée du fascisme.
Dans ce récit puissant et sincère, il nous emmène au cœur de son aventure : une odyssée humaine et sportive, mais aussi un cri d’alerte face aux défis de notre époque.

Dawnwall 2025 - Processus et récit
À l’heure où j’écris ces lignes, cinq jours après mon retour sur le sol de la vallée du Yosemite, les courbatures et les douleurs aux mains et aux pieds sont encore bien présentes. Je dois dire que, depuis cinq jours, je savoure ces douleurs, témoins du beau combat mené sur le mur pendant deux semaines.
La nuit et les deux semaines les plus intenses de ma vie se sont achevées vendredi matin, le 31 janvier. Soline Kentzel et moi sommes sortis in extremis juste avant la pluie (une semaine complète de précipitations, qui aurait mouillé les dernières longueurs et les aurait probablement rendues impraticables pendant un bon moment), après une nuit entière passée à grimper pour franchir les douze dernières longueurs, tous les doigts et les pieds en sang.
À maintes reprises au cours de la dernière semaine, et pour différentes raisons, l’aventure a failli s’arrêter. Les dernières heures ont été si douloureuses que je crois sincèrement avoir, pour la première fois, touché mes limites physiques et mentales. C’est passé à un cheveu... Ça s’est joué à si peu. J’ai réalisé ma plus belle escalade ces derniers jours, et je me suis battu. À la clé de ce voyage et de ces quatorze jours sur le Mur de l’Aube : un rêve accompli, une immense fierté et une étape marquante dans ma vie de grimpeur.
Arriver jusque-là et préparation
Le 10 septembre 2024, le bateau, un grand catamaran, qui nous emmène en Amérique, s’élance en mer Méditerranée. Nous quittons la France et l’Europe pour plusieurs mois. Quelle joie ! Nous voilà repartis pour une aventure au long cours, deux ans après notre premier voyage "Trans- et Outre-Cap sur El Cap", une expédition de dix mois où, avec sept ami·es, nous avions décidé, dans une volonté affirmée de boycotter le transport aérien, de traverser l’Atlantique aller-retour en voilier pour aller grimper au Yosemite.
Soline Kentzel, Mathieu Miquel, Aidan Roberts, Guillaume Lion et moi-même avons embarqué sur un voilier fabriqué en France et destiné à être convoyé jusqu’à Tahiti, dans le Pacifique Sud, pour du charter. Malgré quelques contradictions, notre intention reste inchangée : rejoindre l’Amérique et le Yosemite en boycottant l’avion pour des raisons écologiques et de justice sociale. Les détails de notre mode de voyage et les dilemmes qui l’accompagnent sont disponibles sur notre post Instagram, dans un article écrit par Soline sur Grimper Web, ou encore sur la page Substack d’Aidan Roberts. Voici également le premier épisode d’une série de vlogs dédiés à l’entraînement sur le bateau, réalisés par Soline.
Sur le plan personnel, l’objectif sportif de ce second voyage est clair : retourner sur le mythique Dawn Wall pour tenter d’achever ce projet, après ma première tentative deux ans plus tôt (article disponible sur PlanetMountain et Climbing Magazine).
Sur le bateau, nous avons construit une structure d'entraînement, renforcé nos doigts et nos orteils, et suivi une préparation physique intense. Pendant toute la traversée, le Dawn Wall reste omniprésent dans mon esprit, et nous faisons tout pour arriver en pleine forme sur le continent américain. C’est un véritable défi, bien que notre expérience du premier voyage nous aide !
Gibraltar → Îles Canaries → Cap-Vert → Martinique → Panama !
Cinquante jours après notre départ de France, nous posons enfin le pied en Amérique (mon post Instagram). C’est déjà une belle réussite pour toute l’équipe, mais il reste encore un long chemin à parcourir : il nous faut maintenant remonter toute l’Amérique centrale et le Mexique en transport en commun.

C’est parti pour trois magnifiques semaines de voyage en bus. Nous découvrons des pays et des cultures fascinantes, et nous grimpons dès que l’occasion se présente.
Fin novembre, Soline et moi arrivons enfin dans la vallée du Yosemite après près de deux mois et demi de trajet et un bon nombre d’aventures en tout genre. Nous sommes hyper motivé·es et, malgré le voyage, nous sommes en bonne forme.
Sur place, je retrouve Connor Herson, un jeune prodige américain, inspirant, souriant et au super état d’esprit. Son carnet de croix ces dernières années est impressionnant : il a enchaîné la plupart des voies en trad (et pas seulement) et en big wall. Il est surmotivé pour tenter le Dawn Wall avec moi. C’est un honneur et une chance d’avoir un tel partenaire. Seul, l’entreprise aurait été particulièrement compliquée.
Dès mon premier jour dans la vallée, nous nous lançons dans la voie. L’objectif : grimper à la journée, essayer quelques longueurs, puis redescendre dans la vallée le soir-même. Bien que fatigué par le voyage, je me laisse entraîner par l’énergie de Connor et me plonge dans le vif du sujet. Longueur après longueur, nous fixons les cordes, recalons les méthodes et retrouvons nos sensations.
Après quelques jours d’efforts intenses, nous atteignons la longueur 14, le premier 5.14d/9a de la voie. C’est là que tout se joue pour moi (et là que j’avais échoué deux ans plus tôt). La recherche des solutions pour franchir ces longueurs me hante jour et nuit :
Quels chaussons utiliser ?
Comment optimiser mes placements ?
Comment gérer ma peau ?
Quelle stratégie adopter pour un push ?
Comment mémoriser chaque protection, chaque prise de main, chaque prise de pied ?
Au fil des séances, les choses commencent à se mettre en place. J’ai de très bonnes sensations dans les mouvements clés des longueurs difficiles (et j’arrive même à réaliser le dernier crux du pitch 14, qui m’avait tant posé problème la dernière fois).
Pendant trois à quatre longues semaines (quinze séances de travail dans la voie pour ma part cette saison), nous jumpons des centaines de mètres de cordes, hissons des sacs, travaillons les longueurs dures et fixons les cordes. Le Dawn Wall n’a pas changé : l’entreprise est immense, et tout est difficile dans ce processus.

L’escalade. Le froid glacial de l’hiver. Le soleil brûlant de cette face sud. L’exposition permanente. Les protections instables. Les chutes de glace.
Après un mois dans la vallée, je suis épuisé. Mon niveau de forme a chuté, tout comme celui de Connor, qui doit d’ailleurs retourner à ses études d’ingénieur début janvier. Nous décidons donc de faire une vraie pause fin décembre.
Je pars une semaine faire du bloc à Bishop et prends ensuite presque deux semaines de repos complet.
Honnêtement, à ce moment-là, je ne me sens pas encore prêt à tenter un push (enchaînement depuis le bas). Même si j’ai réussi à passer presque toutes les sections difficiles, il me manque encore des réglages, notamment sur les longueurs après la section-clé. Pourtant, une fenêtre météo incroyablement sèche pour un mois de janvier se profile, et Soline propose de me soutenir. Je décide donc de tenter ma chance.
Le 12 janvier, je me lance seul dans une mission d’hissage jusqu’au camp portaledge (à 400 m de haut) : eau, nourriture et matériel pour deux personnes, soit environ 130 kg de charge. Une journée entière d’efforts. Malheureusement, ce hissage me blesse légèrement le bas du dos, m’obligeant à quatre jours de repos forcé...
Tout est maintenant en place. L’aventure est lancée.
PUSH
Mon push a duré 14 jours (dont 5 jours de repos) durant lesquels j’ai enchaîné toutes les
longueurs du Dawnwall (32 longueurs dont 19 au-delà du 5.13a/7c+), dans l’ordre et en tête en plaçant les protections (sauf les protections d’artif qui nécessitent un marteau comme les birdbeaks ou encore les rivethangers) et les dégaines préplacées quand il y a des plaquettes, sans redescendre au sol et sans être ravitaillé en nourriture ou en eau.
Le processus a été documenté par Victoria Kohner-Flanagan. La quasi-totalité du push a été filmée et documentée par les photographes et cameraman Alex Eggermont et Chris
Nathalie. Un film de mon ascension va être réalisé.
Le vendredi 17 janvier à 5h du matin, je me lance dans l’escalade des premières longueurs du Dawnwall accompagné de la grimpeuse française Soline Kentzel à l’assurage et au soutien, et Alex Eggermont photographe & filmmaker derrière la caméra.
Jour 1 : Longueur 1 à 6, et deux essais dans la longueur 7 (chute au dernier mouv). Départ à 5h. Je suis assez stressé, mais aussi plutôt motivé et excité !Grimpe le matin jusqu’à la longueur 5 (j’enchaîne la longue et exigeante longueur 3, une 5.13c/8a+ bien costaud, au deuxième essai à cause d’une zipette infortunée juste sous le relais lors de mon premier essai). Pause de 2-3h sur la terrasse au pied de la longueur 6.
J’enchaîne la longueur 6 directement quand l’ombre arrive. Recalage et tick de la 7, un 5.14a/8b+ glissant, technique et aléatoire. Ensuite je mets un essai juste avant l’arrivée de la nuit : je passe le crux et toute la section dure, sauf que j’oublie de clipper plusieurs protections ainsi que la plaquette en fin de difficulté. Je suis maintenant bien au-dessus de ma dernière protection, un mauvais birdbeak un peu rouillé, et je me sens bien entamé. Là, il ne vaut mieux pas tomber (je risquerais de faire une chute de près d’une vingtaine de mètres et d’arracher les protections placées) et je me sens complètement à la limite. La chute risque d’être impardonnable (surtout avec ma blessure au dos qui commence à me refaire souffrir) et je décide donc, à contrecœur, d’abandonner et de me jeter pleine main sur la dégaine. Ouf, je suis sain et sauf malgré le gros coup d’adrénaline. Une belle manière intense de terminer cette première journée. Il fait noir, et je réessaierai demain.
Jour 2 : Longueurs 7 - 8 - 9. J’attends l’ombre pour grimper, il est 14h30 lorsque je mets mon essai dans la 7. Je passe le crux assez facilement mais mes doigts et mes orteils fatiguent dans la suite, et je dois me battre vraiment pour arriver jusqu’au relais ! Yes, le premier 5.14 est enchaîné :-) Plus que 6 ahah !Je m’élance dans la suivante, un 5.13d/8b court et bloc sur plaquette, un beau challenge technique et à doigt. 1er essai, je zippe, 2e essai, je jarte de la main, 3e essai, mon talon glisse, 4e essai, je me trompe de méthode... Ouille, ça commence à faire long et à être dur. Heureusement, je finis par trouver la méthode qui me convient le mieux et j'enchaîne la longueur à l’essai suivant (le 5e ou 6e essai). Il fait noir à présent, mais il faut que je continue à grimper car l’objectif était d’aller jusqu’à la 9. Je mets la frontale et je m’élance dans cette traversée un peu physique cotée 5.13c/8a+. Rapidement et sans encombre, j’arrive au relais.
Jour 3 : Repos au camp portaledge. Après deux jours plutôt intenses, je décide de prendre un jour de repos car les longueurs qui suivent sont particulièrement dures et exigeantes. L’enjeu est de soigner ma peau au mieux, m’alimenter et m’hydrater à fond, rester à l’ombre le plus possible (je me protège du soleil avec mon sac de couchage que j’accroche au-dessus de mon portaledge).
Jour 4 : Longueurs 10 - 11 - 12 - 13. Le jour 4 est une journée particulièrement importante pour la suite de l’ascension, j’ai l’impression qu’il me faut absolument enchaîner ces longueurs rapidement et sans trop y laisser des cartouches. Après un recalage au soleil des protections dans la longueur 10 (5.14a/b - 8b+/8c), j’enchaîne à mon premier essai avec un bon combat dans le crux. Je fais la longueur 11 (directement après à la tombée de la nuit). Je prends 30 min de repos et de nouveau j’enchaîne la longueur 12 (5.14b - 8c) à mon premier essai. La longueur 13 (5.13b - 8a) passe également au premier essai après un petit recalage. La séance s’est déroulée au mieux, me voilà au pied de LA longueur 14 ! Je suis tellement motivé et sous adrénaline que j’hésite à continuer cette soirée-là et à essayer directement la fameuse longueur crux.
Jour 5 : Repos en prévision de mes essais du lendemain dans la longueur crux. Je ne me sens pas particulièrement fatigué, mais c’est important d’être le plus frais possible.

Jour 6 : Les conditions sont plutôt chaudes aujourd’hui pour un mois de janvier et je sais que la chaleur est un facteur particulièrement déterminant pour le succès de cette longueur 14 (5.14d - 9a) au triple crux. Je décide donc de commencer à grimper à 5h du matin avant le lever du jour et surtout avant que le soleil frappe le mur. J’ai jusque 8h. À 5h30, je mets un premier essai de travail pour recaler les sensations et remettre les traits de magnésie, particulièrement importants dans cette longueur (sans eux, c’est presque comme si les prises n’existaient pas...). J’ai de bonnes sensations. Je m’élance dans un premier essai : je vole à travers la longueur, tout me semble facile, en quelques petites minutes je me retrouve déjà au dernier crux, ça y est, je peux le faire ! Je fais le grand mouv vers la gauche, puis au moment où je m’apprête à aller chercher les deux dernières prises, je zippe... AH ! Un cri de tristesse me déchire le cœur. J’ai beaucoup d’émotions et de déception en tombant. C’est dur !
Je prends 20 minutes pour me reconcentrer et remettre un essai avant que le soleil arrive. Mon deuxième essai pareil, je me sens super bien et j’arrive frais dans le dernier crux. Puis, pareil : je zippe sans prévenir dans un grand cri de déception. Le soleil est là, c’est fini pour aujourd’hui... Ah, je me sens tellement proche... Et pourtant j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui ne va pas et que je pourrais continuer de zipper encore et encore dans ce mouvement.
De retour au portaledge, je fais face à un autre problème. Je ne sais pas pourquoi, mais mon dos me fait énormément souffrir. Je suis complètement bloqué et au moindre mouvement j’ai mal.
Jour 7 et 8 : Repos. Alors que je pensais regrimper directement le lendemain de ma séance, je sais, dès que je me lève, que ce ne sera pas possible. Mon dos me fait trop souffrir. Impossible de grimper aujourd’hui et pareil le lendemain. Je commence à douter que je vais pouvoir terminer ce push. Puis petit à petit, à force d’étirement léger, ça commence à aller mieux sans pour autant partir complètement.
Jour 9 : Longueur 14. Quand je me lève, je sens que mon dos va mieux et que sans pour autant être guéri, je vais pouvoir grimper avec un ibuprofène. La journée est nuageuse et froide, les conditions parfaites. Échauffement en recalant ce dernier crux pour comprendre ce qui ne va pas et pourquoi j’ai zippé deux fois la séance précédente. Je pense trouver une solution, il s’agit d’un détail, une affaire de position de pied. Je sais que les détails font la différence dans cette voie. C’est parti pour les essais. Malheureusement tout ne se passe pas comme j'espérais :
Essai 1, je perds l’équilibre dans le crux 2. Essais 2, 3 et 4, je zippe dans le crux 1. Mon dos me fait souffrir. J’ai du mal à garder mes orteils au chaud dans mes chaussons serrés, le sang ne circule plus. Heureusement, Soline, qui sans doute gagnerait le titre de meilleure assureuse de tous les temps, s’occupe de les réchauffer contre elle entre mes essais. Essai 5, je repasse le crux 1 mais tombe de nouveau dans le crux 2... Moralement ça devient dur. Essai 6, 7, 8 et 9, je zippe encore dans le crux 1. C’est compliqué, je désespère et peine à y croire encore. Je revois mon échec d’il y a deux ans et commence à douter de mes capacités à enchaîner cette longueur. Le temps a filé, il est 16h30 et la météo est menaçante. À 17h, ils annonçaient une belle tempête de neige. Bon, j’ai un dernier essai ! Je me convaincs de pouvoir le faire, il faut que je donne tout. Essai 10. Ma grimpe n’est pas forcément fluide ni facile comme à la séance précédente, mais je reste sur le mur dans le crux 1, puis dans le crux 2. Allez, c’est possible. Mais à mon grand malheur, alors que j’arrive au dernier repos avant le crux 3, il se met à neiger, et pas qu’un peu. Mes chaussons et mes doigts commencent à mouiller. J’ai l’impression que c’est foutu, c’est déjà dur de pas zipper, alors quand il neige... mais je vais quand même essayer, tant qu’à être là. J’ai très peu de temps avant que tout soit trempé. Je m’élance dans le crux 3 avec envie, je n’ai rien à perdre. Sans vraiment comprendre comment, je fais le grand mouv, puis le suivant et encore le suivant. Mon pied reste en place. Je m’apprête à aller chercher le bac final, je suis encore sur le mur... Ça y est ! J’ai enchaîné la 14 ! Sous la neige ! La sensation est puissante, une joie intense me submerge. Quelle journée remplie d’émotion. Retour dans le portaledge avec euphorie sous une fameuse tempête de neige.

Jour 10 : Longueur 15. Malgré la longue journée d’hier, je m’apprête à grimper, je suis bien sûr hyper motivé. À cause de l’excitation, je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai encore bien mal au dos, mais la séance d’hier n’a pas empiré le problème. La journée est nuageuse, les conditions sont au top.
La longueur 15 est le deuxième gros challenge du Dawnwall après la 14. C’est là que Kevin Jorgeson est resté bloqué pendant la first ascent en 2015. La longueur est cotée 5.14c/d - 8c+/9a. Pour ma part, je dirais sans doute plutôt 8c+, mais un 8c+ sacrément technique et à doigt. Une longue approche autour de 5.13d - 8b, puis un long pas de bloc de précision sur les pieds et les doigts. Une première montée de calage pour mettre les traits de magnésie, puis c’est parti. Je me sens très fort dans mon premier essai, j’arrive vite au crux final. Je sens que ça peut le faire, puis “Shit”, je zippe, sans prévenir. Retour au relais précédent, 20 minutes de repos.
2e essai, je fais une erreur et zippe dans le début. Mince, dans ma tête je commence à douter, à me dire que je vais continuer de zipper encore et encore comme dans la 14. Mais j’arrive à me reprendre, me focaliser sur ce que j’ai à faire et pas sur le résultat. Mon essai suivant est le bon ! Je force un peu plus qu’il n’en faut dans les doigts dans le crux, je reste focus dans la gestion finale, et ça passe ! Yes !!! Là ça commence à sentir bon, je suis heureux !
Il reste du temps de journée et je crois avoir encore de l’énergie. Alors je me jette sur la longueur 16, la loop pitch (alternative du fameux dyno, un 5.14a - 8b+). Probablement la longueur la plus particulière du Dawnwall : constituée d’une désescalade d’une vingtaine de mètres jusqu’à une petite terrasse, une traversée facile vers la gauche et une remontée rési et exigeante. J’ai moins bien calé ces longueurs-là comparées aux premières, dès le début je savais que je n’étais pas complètement prêt pour ces longueurs.
Je passe 45 minutes à recaler la longueur. Puis je mets un essai, tombe dans le bloc de désescalade que j’ai beaucoup de mal à maîtriser. C’est très bizarre de forcer comme ça en désescalade. Manque de stratégie : j’essaye à de multiples reprises sans y arriver, jusqu’à ce que deux de mes doigts finissent en sang. Ça y est, ma peau part en lambeau.
Jour 11 : Repos. Je ne pensais pas forcément me reposer, mais je dois me rendre à l’évidence : les deux jours précédents m’ont épuisé et ma peau est dans un mauvais état. Le plus malin est de se reposer, même si j’ai envie de foncer vers le sommet. Mon dos, par contre, se stabilise, les deux journées de grimpe ne l’ont pas empiré.

Jour 12 : Longueur 16. Journée particulièrement difficile en perspective. La mauvaise nouvelle en se levant, c’est la météo : il reste 3 jours de beau temps avant une belle tempête de pluie de presque une semaine. Il faut absolument que je termine la voie avant que ce mauvais temps arrive, sinon toute la fin et les dernières longueurs risquent d’être mouillées et potentiellement impraticables. Je suis particulièrement stressé et ce n’est pas la fin de push plus tranquille que j’espérais, d’autant plus que je suis incertain sur mes capacités à enchaîner ces dernières longueurs dures rapidement, car pas assez calé.
Je démarre tôt ce matin-là. Mon objectif est d'enchaîner au moins la 16 et la 17 (particulièrement important si je veux finir en 3 jours avant la pluie). J’ai de bonnes sensations, mais au fil des essais, je continue à tomber dans la désescalade. À chaque fois, une petite erreur me fait perdre l’équilibre. Le soleil arrive sur la paroi et je n’ai toujours pas passé la descente. Je décide de mettre un dernier essai avant d’attendre l’ombre. Ouf, non sans difficulté ça passe. Je me retrouve sur la vire en bas, un repos plus que complet, tu peux t’y asseoir et même enlever les chaussons. Je décide de ne pas trop m’y attarder car le soleil tape maintenant et je dois la terminer avant qu’il fasse trop chaud. Je grimpe pas mal, passe le crux mais tombe en zippant en fin de longueur.
Malheureusement, je dois m’y résoudre : si je veux enchaîner le Dawnwall avant la pluie, il faut que j’avance et je décide donc de faire une entorse à mon éthique et à la place de refaire toute la descente, je décide de repartir depuis la vire en bas de la longueur, et de donc couper la loop pitch en deux longueurs (ce qui donne probablement deux 5.13d à la place d’un 5.14a). Je prends 10 minutes de repos et je repars. Quelques minutes plus tard, je me retrouve au relais en ayant enchaîné la montée ! La loop pitch est dans la poche !
Je ne me sens pas forcément bien avec cette décision et cette faute de style, mais d’un autre côté, elle ne manque pas complètement de logique : la terrasse en bas de la loop pitch est sans doute la meilleure vire qu’il y a dans la voie depuis plus de 10 longueurs.
Je prends quelques heures de repos avant de me lancer dans la longueur 17, le dernier 5.14a de la voie. Cet après-midi-là, je ne me sens pas très bien, j’ai la nausée et mal à la tête. J’ai l’impression d’avoir une insolation, ou alors c’est le stress ?
Quand l’ombre arrive, je mets mes premiers essais, assez rapidement je passe le premier pas de bloc et me retrouve dans la partie finale, le creux du problème, une section de layback redoutable d’une dizaine de mouvements. La longueur est plutôt engagée sur des protections d’artif, ce qui ajoute un peu de piment. À mon premier essai, je chute en arrachant une protection, heureusement le birdbeak d’en dessous me retient. Essais 2, 3 et 4, je tombe à chaque fois tout en haut à deux doigts de l'enchaînement. Il fait bien noir désormais et j’ai 4 doigts en sang (et les autres ne sont guère mieux). Je me résigne, la 17 ce ne sera pas pour ce soir. Je rentre au camp portaledge dépité. J’ai tout donné aujourd’hui mais ça n’a pas fonctionné. Ça va être très compliqué de sortir avant la pluie maintenant, d’autant que mon état physique et émotionnel est plutôt mauvais.
Jour 13 : Longueurs 17 - 18 - 19 - 20. La météo empire et se confirme : il me reste 2 jours et une nuit de grimpe pour enchaîner les 5 dernières longueurs dures et les 11 longueurs finales un peu plus faciles. Je me sens complètement sous pression et acculé. Je n’y crois presque plus et ma peau est dans un piteux état. Je suis déjà en train d’élaborer des plans pour rester dans mon portaledge une semaine de plus pendant le mauvais temps, tout en espérant que le haut sera encore grimpable après la pluie, ce dont je ne suis vraiment pas sûr. Mais j’ai l’intention de tout donner !
Aujourd’hui, Erik Sloan prend le relais à l’assurage pour permettre à Soline de prendre une journée de repos bien méritée. Alex Eggermont a dû partir, mais Chris Nathalie est toujours bien présent pour filmer et prendre des photos.
La journée démarre en milieu d’après-midi, dès que l’ombre arrive. Essai dans la 17 : Yess ! Ça passe directement et de manière assez fluide ! J’ai 6 doigts en sang maintenant, ça coule à travers le tape. Dès qu’Erik m’a rejoint, sans plus attendre, je pars dans la suivante L18 (un 5.13c/d - 8a+/b long et complexe, des blocs entrecoupés de repos). Je grimpe vite et bien, et ça passe directement. Pareil dans la suivante (L19 - 5.13b - 8a) que j'enchaîne après un petit essai de calage. Il fait nuit à présent, mais je suis dans un bel état de motivation. Si je pouvais enchaîner la suivante (la fameuse longueur 20, une magnifique longue dalle en 5.13c/d - 8a+/b), ce soir, ça me mettrait dans une posture plutôt confortable pour sortir dans les temps.
Je fais une montée de calage, puis un premier essai où je tombe sur une perte d’équilibre dans le crux, le fameux mouv des pouces (il faut se rétablir à l’aide de prises microscopiques inversées que tu ne peux prendre qu’avec les pouces, un mouv incroyable digne d’une coupe du monde de bloc). Je prends 10 minutes de repos et c’est parti : dans le crux, je suis super concentré et combatif… Ça passe, et pareil dans le dernier pas de bloc. Ouf ! Ça se joue à pas grand-chose, le tape manque de s’arracher et de me faire glisser de la prise. Bon, je redescends au camp, à nouveau plein d’espoir ! Ce n'est pas gagné, mais c’est possible : il me reste une longueur vraiment dure (L21, 5.13d - 8b) et 11 longueurs plus faciles (entre 5.11+ - 7a et 5.13a - 7c+).

Jour et nuit 14: Longueur 21 ⇒ 32. Depuis quelques nuits, je dors plutôt mal à cause du stress et de l’excitation, et cette nuit ne fait pas exception. Aujourd’hui c’est le grand jour, on est le 30 janvier : je vais tenter le push final vers le sommet. Le lendemain matin en fin de matinée, la pluie est censée arriver. Je démonte le camp et prépare un sac avec un portaledge et un fly pour éventuellement tenir quelques jours si on se retrouve coincé par la pluie. En début d’après-midi, je fais une montée de calage dans la longueur 21. Dès que l’ombre arrive, je m’élance pour un essai. Je suis particulièrement stressé, mais je suis déterminé. Je grimpe bien et juste, je prends mon temps. Dans le crux là-haut, je serre les arquées plus que nécessaire : je sens mes tapes se déchirer sous mes doigts. Je me jette vers le coincement de doigt final et me rétablis sur la vire avec un cri de joie ! Ça y est, j’ai fait toutes les longueurs dures du Dawnwall. Je suis hyper heureux et fier.
Malheureusement, je n’ai pas beaucoup le temps d’en profiter : il est 17h et j’ai 11 longueurs aventureuses et pas si faciles à faire avant le lendemain matin. La longueur 22, une longue fissure raide à doigt, que je dois faire deux fois à cause d’une chute tout en haut, me laisse profondément épuisé. J’avance lentement dans les longueurs qui suivent, j’essaye de récupérer. L’itinéraire n’est pas facile dans la nuit noire (on avait fait ces longueurs une fois seulement avec Siebe Vanhee 2 ans auparavant), et des sections sont plutôt engagées et impressionnantes. Des passages sans protections, des offwidth, des longues traversées sur des écailles qui sonnent creux, des prises qui cassent, des pitons instables, le haulbag qui se coince... On a notre lot d'aventures.
Je me sens plutôt mal, j’ai du mal à m’alimenter, j’ai envie de vomir et une grande fatigue dans le corps. À chaque longueur, je dois me battre en laissant un peu de moi-même derrière moi. Soline est hyper soutenante et solide. Elle suit avec brio dans ces traversées effrayantes. À chaque relais, elle m’encourage et me pousse à continuer, elle est un support exceptionnel.
À 2h du matin, on arrive à Ship Bow, la longueur 29. Il reste 4 longueurs mais je suis dans un état de fatigue avancé. On décide de faire une pause d’1h30 pour que je puisse récupérer un peu. On essaie de manger un peu et de dormir, mais je ne parviens à faire ni l’un ni l’autre. À 4h, c’est reparti. Je chute en toute fin de la section en 5.11d - 7a offwidth de la longueur suivante à cause de mes techniques plutôt mauvaises en offwidth. Je réessaye et repasse facilement en layback. Il reste 3 longueurs.
Dans chacune d’entre elles, je dois me battre, et à chaque relais, j’ai l’impression que je vais m’évanouir, ou vomir. Le jour se lève dans l’avant-dernière longueur, il fait nuageux mais il ne pleut pas encore. Chris Nathalie est au sommet pour nous attendre et documenter les derniers mètres. La longueur 31, un 5.13a-7c+ suivi d’un dièdre en 5.12a-7a rempli d’herbes, me donne encore du fil à retordre. Je grimpe la dernière longueur (L32, 5.12b - 7b) rapidement, dans un état second. Je me rétablis au sommet à 8h.
Victoire ! Nous venons de vivre une nuit intense et mémorable. La sensation est particulière... À cause de la fatigue, je ne réalise pas complètement que c’est terminé, que le Dawnwall est derrière moi. Il me faudra quelques heures, voire plus, pour pleinement comprendre et profiter.
Avant de descendre, on prend un peu de temps pour profiter, de faire quelques photos, notamment une photo avec l’affiche qu’on a emportée avec nous pendant l’ascension et son message particulièrement important par les temps qui courent :"El Cap climbers against Fascism."
Je souhaite dédier mon ascension à la lutte antifasciste !
Certes, il ne s’agit ici “que” d’une ascension d’escalade et de sport. Mais cette ascension est particulièrement importante pour moi, très certainement la plus importante de ma vie de grimpeur. Je sais aussi que cette ascension va sûrement avoir du retentissement dans le monde de l’escalade.
C’est pourquoi je souhaite utiliser mon ascension du Dawnwall pour mettre le sujet sur la table. Le silence est complice, la résistance est un devoir.
Je pense que ce qui se passe en ce moment en Belgique, en France, en Europe en général et aux USA est particulièrement grave et nous en subirons tous et toutes les conséquences, même dans le petit cocon privilégié de l’escalade. Le fascisme ne se résume pas à des discours haineux : il est aussi dans les violences policières, dans les discriminations racistes et systémiques, dans les attaques contre les droits des femmes et des minorités de genre.
Être antifasciste, c’est refuser ces oppressions sous toutes leurs formes. Parlons-en, organisons-nous, allons manifester, opposons-nous...
Mes pensées et ma solidarité vont à toutes les personnes qui subissent et qui vont subir le plus les conséquences de cette montée du fascisme ! Courage !

Remerciements
Un gros projet comme le Dawnwall n’est pas un projet solitaire ! C’est un projet qui implique le soutien de nombreuses personnes. Pour ma part, j’ai eu la chance d’être entouré par un grand nombre de personnes sans qui jamais je n’aurais pu venir à bout de cette aventure.
Merci à... La meilleure, Soline Kentzel, pour tout le support logistique, pratique, émotionnel... dans la voie comme dans la vie de tous les jours, pour toutes ces heures patientes d’assurage, pour ces journées et ces nuits passées dans le froid suspendue dans le baudrier.Connor Herson, pour toutes ces séances, les bonnes vibes et la motivation partagées dans la voie cette saison !Siebe Vanhee, pour tout ce qu’on a partagé également dans ce processus il y a deux ans !Victoria Kohner-Flanagan, Alex Eggermont et Chris Nathalie, pour les images et les bons moments passés sur le mur.Tommy Caldwell, je suis reconnaissant et admiratif pour le travail investi dans cette voie : la qualité, le style, la quête du moindre détail et de chaque prise. On ne peut pas vraiment mesurer à quel point cet effort a été immense et intense sans passer des heures infinies là-haut à essayer de répéter la voie. Je crois qu’on peut attendre très longtemps avant que quelqu’un trouve une voie qui égale la Dawn Wall en termes de qualité et/ou de difficulté...
Aux locaux de la vallée, pour l’aide, les encouragements, l'accueil, les prêts, le soutien, les assurances, les bonnes vibes : Erik Sloan, Rachel Jacobs, Ryan Sheridan, Camilla Satte, Yolan Paco, Lance...Les grimpeureuses de la vallée cette saison : Laura, Olivier, Ophélie, Jacob, Brownwyn, Kara, Brent...Un grand merci à Dörte Pietron pour tout ce travail sur les chaussons et ces essais !Merci à Daniel Gebel pour les conseils techniques et matériels et pour le soutien !À toute l’équipe d'Edelrid pour les bonnes vibes !Merci aussi à Chris Edmans (Resole Gripworks) pour les ressemelages et le travail d’orfèvre !Cédric Girardi, notre capitaine qui nous a fait traverser mers et océans.Guillaume Lion, Mathieu Miquel, Aidan Roberts et tout l’équipage de Dream Bora !
Ma famille, mes parents pour le soutien particulier et indéfectible, l’équipe de Cap Sur El Cap 1, mes amis qui depuis l’autre bout du monde ont été soutenants, ont envoyé des messages, donné des conseils. Mes sponsors Edelrid, le camp de base et les chaussons Scarpa.
Merci à vous tous, sans votre soutien et vos encouragements, ce projet n'aurait jamais été possible !

📷 : VictoriaKohner / Soline Kentzel
✍️ : Seb Berthe
📰 : GrimpActu
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